Ce texte est la retranscription d'une prise de parole faite lors de la première exposition des objets de Boys:):(Toys, le 23 novembre 2023 à la Maison des Ensembles, à Paris, à l'invitation du festival Boitaqueer.

 

Habiter le monde en personne trans

 

Je suis une personne trans. Je suis né en 1992 à Paris, et il y a environ trois ans que j’ai entamé une transition sociale et médicale qu’on décrit souvent un peu rapidement comme « female to male », de « femme à homme ». Je ne vais pas m’étendre sur la question de mon identification au vocable « homme ». Ce dont je veux parler maintenant, c’est du fait qu’avant d’être un « homme » trans, et je le mets entre guillemets, j’ai été un enfant trans.

 

J’ai vécu, entre mes quatre et mes dix ans disons, un espace de liberté dans lequel j’ai pu avoir des activités, des jeux, exprimer des goûts qui étaient alors désignés et même réservés aux « garçons ». J’ai pu me couper les cheveux comme je le voulais. J’ai pu porter les vêtements qui me plaisaient. J’ai pu partager les « jeux de garçon » avec ceux qui étaient mes amis. Et ces jeux, peut-être parce que je sentais qu’ils m’étaient partiellement interdits, ont suscité chez moi un désir dévastateur.

 

J’entre dans la boutique du bazar au bout de mon pâté de maisons, à l’angle de la rue Sedaine et de l’avenue Parmentier. Le type qui tient la boutique me connait et il sait pourquoi je suis là, comme sont là tous les enfants du quartier et de mon école. J’ai mon billet ou ma pièce de 10 francs bien serrée dans ma paume. Et je viens là pour tenter ma chance. Je viens là en espérant acheter le paquet de cartes à collectionner, le blisters de pogs ou de billes qui fera de moi le meilleur joueur de l’école, celui avec le meilleur jeu de cartes, le garçon incontestable.

 

 

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Pendant ces années d’enfance, les jeux ont été les véhicules par lesquels j’ai pu négocier, à la façon d’une sorte de monnaie symbolique, un statut de genre ambigu dans l’école, et en particulier dans la cour.

 

J’avais beau être, objectivement, aux yeux des enfants et des adultes, une « fille », je pouvais prétendre, grâce à ma participation et mon adresse dans les jeux qui nous occupaient, à un statut intermédiaire, pas garçon mais pas fille non plus. J’étais soustrait à la division binaire des corps par ma capacité à jouer à égalité avec les garçons dans leur propre épreuve de valeurs, et à les dominer, à être et rester le meilleur, le rival, l’adversaire sérieux et dangereux.

 

Si je gagnais au foot ou aux billes contre un garçon, alors j’étais, automatiquement, extrait de mon statut de « fille » et élevé » au « rang » de garçon dans la cour. Garçon comme statut social, négociable, et perdable dans des jeux d’adresse où se misent et se gagnent des gains de masculinité et de féminité.

Si un garçon perdait contre moi, il était nécessaire qu’il me reconnaisse comme son égal, son semblable, même, et me laisse accéder au gain de statut social inhérent au fait d’être un garçon, « l’un des leurs », à moins de subir, lui-même, par sa défaite, l’assimilation au statut inférieur de « fille », la dégradation de son propre statut social. Si tu perds contre une fille, tu es toi-même une fille. Tu es une masculinité dégradée, soit une fille, selon ce mode de pensée.

 

D’une certaine façon, le genre, dans le contexte précis de ces jeux, a peut-être été, pour moi en tout cas, mais sans doute aussi pour les autres garçons, la mise réelle de ces jeux.

 

Je n’ai pas eu, évidemment, une conscience théorique de ce qui se jouait, à un niveau interpersonnel et social, dans ces échanges de masculinité et de féminité entre enfants dans l’espace de la cour de récréation. Mais j’ai eu conscience, en revanche, de vivre un temps de liberté et d’adéquation (relative) à mon genre ressenti. Ce « être un garçon » qui, pour moi, signifiait pouvoir partager, à égalité avec les autres garçons, leurs jeux, leurs espaces, et accéder aux mêmes activités, désirs, rêves, sans que l’on m’en empêche ou que je doive ressentir de la honte ou de la gêne.

 

Pendant ces quelques années, donc, j’ai été un garçon trans, vivant ma transitude selon un des nombreux modes souterrains de transitude plus ou moins conscients, plus ou moins déclarés et identifiés.  

 

 

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Ce que je veux souligner ici, c’est que cette façon de vivre ma transitude est passée entièrement par des éléments extérieurs à mon corps. Des activités, des habitudes, des objets, considérés masculins, auxquels je pouvais m’identifier et dans lesquels j’avais encore le droit de m’incarner.  Même si cette identification était aux « garçons cis », et non aux garçons trans, puisqu’il n’y en avait pas.

 

Cette identification, ensuite, m’a été impossible, et même interdite, pendant plus de quinze ans.

 

J’ai été l’objet, comme nombre d’entre nous je pense, d’un « rappel à l’ordre ». Il m’a été intimé que cette dissidence de genre était problématique, grave, dangereuse, et qu’elle devait être pour moi source de honte et de terreur.

 

Progressivement, il ne m’a plus été possible de vouloir, spontanément et sereinement, les choses que je voulais auparavant dans la joie. J’ai appris, comme nombre d’entre nous, à dresser mon désir, le corriger, pour cesser de vouloir ce que je voulais et pour vouloir ce que je ne voulais pas.

 

Qui être, et que faire, quand on ne peut plus être soi ? Vers où doit se porter l’envie, quand elle doit se porter ailleurs que vers ce dont on a envie ? De quoi avoir envie ? Comment avoir envie tout court ? Comment vouloir être, tout court ?

 

La possibilité, pour un enfant, de se reconnaître dans des objets, des jeux, des habitudes, des façons de s’habiller ou de parler auxquels iel peut s’identifier, ne revient ni plus ni moins qu’à la prise de contact, au sens tactile, de son droit à être.

Pouvoir toucher, désirer, porter, posséder, incarner – ce qu’on sent, à l’intérieur de soi, être soi, quel que soit le genre qui est associé à ces choses et le genre auquel on a été assigné, n’est ni plus ni moins que le point zéro du désir de vivre. Le premier souffle, le premier élan vers la vie. Si on l’empêche, c’est ce premier élan qui est coupé à ras, soufflé, décapité.

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La création de ces objets n’est pas le résultat d’une idée, mais d’un besoin.

 

J’ai ressenti l’envie, à 30 ans, de tenir dans mes mains, de pouvoir toucher, des objets, des jouets, qui me ressemblent. De posséder quelque chose qui, à l’inverse des théories, des idées et des mots, puisse être serré dans ma paume. Des choses concrètes et tangibles, aussi concrètes et tangibles que mon corps trans.

 

Il est question, pour moi, là, comme il est aussi question dans mon travail poétique, de culture et d’héritage trans.  D’une culture à laquelle se référer et s’identifier, une culture qui nous permette de nous enraciner dans le monde, de sentir notre place, de la solidifier.

 

J’ai imaginé que l’enfant que j’ai été aurait pu tomber sur un de ces jouets, par hasard, comme un ticket d’or dans une tablette de chocolat, et se trouver, d’un coup, retrouvé. Plus seul. Rejoint, même dans le secret du cœur, par la compréhension que son existence s’inscrit dans une histoire, une lignée éparpillée mais réelle, un héritage, et que surtout, avant tout, il n’est pas seul.

 

Pour finir, je vais citer des extraits d’un texte de Paul Preciado qui a inspiré un de ces objets, la balle estampillée « trans » :

« La transsexualité est un sniper silencieux qui colle une balle dans la poitrine d’enfants plantés devant un miroir ou qui comptent leurs pas sur le chemin de l’école. (…) Nul n’a jamais su comment extirper la balle. Ni les mormons ni les castristes. On peut l’enfouir plus profondément dans sa poitrine, mais on ne peut jamais l’extirper. Ta balle est un ange gardien : elle sera toujours à tes côtés. »

 

 

 

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